Introduction
L’ensemble des contributions à cet ouvrage choral témoigne de la diversité des enjeux autour de la mer Méditerranée, mais également du dynamisme des acteurs scien- tifiques et socioéconomiques du bassin méditerranéen. Avancer au-delà des constats requiert désormais la coordination d’une multiplicité d’acteurs, incluant décideurs poli- tiques, acteurs économiques, et citoyens, éclairés par la science et l’innovation.
Pure Ocean est un fonds de dotation basé à Marseille et Lorient. Sa mission est d’identifier et soutenir des programmes de recherche à la pointe de l’innovation, partout dans le monde, afin d’accroître les connaissances sur l’océan et la vie marine, et contribuer à lutter contre le changement climatique et les pollutions marines, tout en préservant la biodiversité et restaurant les écosystèmes dégradés. La diffusion de leurs problématiques et résultats auprès des dirigeants et collaborateurs permettent ensuite de sensibiliser et mobiliser une communauté d’entreprises autour des enjeux océaniques associés. En 5 ans d’existence, et s’appuyant sur un réseau de plus de 120 mécènes, 21 projets scientifiques internationaux ont déjà pu recevoir un soutien financier et médiatique de la fondation.
Parmi les programmes de recherche financés par le fonds figurent plusieurs projets situés dans la région méditerranéenne. Les enjeux qu’ils couvrent s’inscrivent directement dans les propos développés par les précédents auteurs, en y proposant des approches innovantes, qu’elles soient technologiques, sociales, fondées sur la nature, ou d’exploration. Des profondeurs de la mer Égée au littoral insulaire de Pantelleria, voici 4 projets Pure Ocean porteurs de solutions pour notre Méditerranée.
I. « Protecting Aegean Coralligenous » : cartographier pour mieux protéger
A. Le coralligène, un habitat-clé méconnu et menacé
Les récifs coralligènes sont l’un des écosystèmes les plus riches et complexes de Méditerranée. Ce sont de véritables rochers vivants, formés par l’accumulation unique d’organismes bioconstructeurs, principalement des algues calcaires et autres animaux calcifiants (bryozoaires, annélides, coraux), et de l’action d’érosion d’autres espèces (éponges perforantes, mollusques, échinodermes), brouillant les frontières entre « bio- tope » inorganique et « biocénose » vivante. Il est estimé qu’une centaine d’espèces
de poissons, 300 algues et 1 250 invertébrés y trouvent habitat et refuge, incluant les emblématiques gorgones et le corail rouge (dont il tire son nom), et des espèces patri- moniales telles que le mérou brun ou la grande cigale de mer. Abritant 15 à 20 % de la biodiversité connue de Méditerranée, ils constituent à de nombreux égards (richesse, biomasse, productivité, etc.), des analogues fonctionnels aux récifs coralliens tropicaux, et le deuxième habitat-clé des fonds méditerranéens après les herbiers de posidonie1.
Méconnus du grand public, ils se développent dans la pénombre, entre 12 et 150 mètres de profondeur : leur croissance est très lente (<1 mm/an) et certains récifs peuvent atteindre l’âge de 7 000 ans. Ces caractéristiques, ajoutées à leur complexité structurelle, les rendent particulièrement vulnérables aux techniques de pêche aux arts traînants, qui peuvent détruire en quelques secondes des millénaires de calcification, et enfouir sous les sédiments de vastes zones de récifs adjacents. Si la législation européenne interdit les techniques de pêche à fort impact (chalut de fond, drague et senne lestées, etc.) sur les récifs coralligènes2, cette réglementation n’est pas transcrite dans les pratiques courantes, faute de données géospatiales sur la localisation exacte de ces habitats fragiles. À ces pressions de pêche s’ajoutent les effets combinés du réchauffement et de l’acidification de l’eau, des diverses pollutions, et de l’influence de certaines espèces invasives. Face à ces pressions, la préservation des habitats coralligènes nécessite donc un effort de recherche important pour appuyer les mesures de gestion existantes et celles à venir.
B. Explorer et cartographier, pour mieux préserver
L’Institut de Conservation Marine Archipelagos est une ONG grecque fondée en 1998, aujourd’hui acteur majeur de l’exploration et de la préservation des espèces et des espaces marins des îles grecques et de Mer Égée. En 2021, à l’initiative d’un programme d’évaluation rapide des fonds mésobenthiques, les équipes d’Archipelagos ont commencé à identifier des affleurements coralligènes jusque-là non décrits et non envisagés par les modèles prédictifs européens3 (construits sur des données des côtes espagnoles, françaises et italiennes). Et pour cause : leur répartition bathymétrique s’y trouve bien plus profonde (de 70 à 250 mètres), notamment due à la remarquable clarté de la mer Égée, ce qui complexifie d’autant leur exploration. Sélectionné par Pure Ocean en 2021, le projet « Protecting Aegean Coralligenous » a visé précisément à combler les principales lacunes scientifiques sur la localisation, l’état, la composition taxonomique et la vulnérabilité des habitats coralligènes autour de l’archipel de Fourni.
Une première campagne océanographique dédiée a été menée début 2022, amor- cée par une importante enquête participative auprès des pêcheurs locaux (qui évitent historiquement ces sites, susceptibles d’endommager leur matériel), permettant de ci- bler rapidement et à moindre coût de potentiels hotspots de coralligène. Leur présence a pu être confirmée à l’aide d’un sondeur multifaisceaux à haute précision, apportant une information de grande qualité sur l’étendue et le volume de biomasse des différentes strates de ces encroûtements. Un véhicule sous-marin (ROV) a été déployé en parallèle pour capturer images et vidéos inédites de ces récifs inexplorés, et préciser ainsi la com- position taxonomique des communautés biologiques. Enfin, l’abondance de poissons et un ensemble de paramètres environnementaux (température, oxygène, turbidité, salini- té, courant) ont été enregistrés et ainsi décrire au plus près les caractéristiques de biotope favorables au développement de ces habitats coralligènes.
C. Résultats et impacts
L’application de la réglementation en vigueur est l’un des principaux angles- morts de la conservation marine : par sa faible acceptabilité sociale, de l’ignorance de la loi par les usagers, de moyens de contrôle insuffisants, ou encore l’absence de connaissances pour justifier son application locale. Ces défauts résultent souvent de l’exclusion des populations des processus décisionnels visant à réguler l’accès à des ressources dont elles dépendent depuis des générations. En ce sens, une des principales forces du projet réside dans l’important ancrage territorial de l’Institut Archipelagos, et la relation de confiance que les scientifiques ont pu développer avec les communautés de pêcheurs des îles de la mer Égée depuis une vingtaine d’années. Ici, la valorisation des savoirs écologiques traditionnels a permis un gain massif de temps et de ressources d’exploration, au bénéfice du déploiement pertinent d’une multiplicité de techniques de pointe pour caractériser les récifs et leurs habitants.
L’analyse visuelle des vidéos d’exploration, encore en cours, a déjà permis d’identifier sur ces récifs plus de 250 espèces, et d’illustrer des rôles écologiques attendus mais jusque-là peu rapportés (notamment des sites exceptionnels de pontes de raies et requins). À l’issue de cette campagne, 228 km2 d’habitats benthiques ont pu être explorés, et transcrits sur une première carte de résolution kilométrique. Si la plupart des sites décrits sont théoriquement protégés par l’interdiction de chalu- tage (à moins de 1,5 mile nautique de la côte), 45 km2 d’habitats additionnels ont été découverts au-delà de cette limite, et ne bénéficiaient jusqu’à présent d’aucune protection. Au-delà du coralligène, d’autres habitats biogéniques ont également été décrits, tels que des forêts de coraux noirs (Antipathaires), des champs de pennatules (Alcyonaires), et des lits de maërl et rhodolithes (algues calcaires) ; ces habitats rares et fragiles à la croissance lente pourront également bénéficier des avancées de protec- tion permises par la meilleure description des habitats coralligènes.
La découverte de la présence massive de coralligène en mer Égée a rapidement révélé les lacunes des modèles prédictifs européens, fondé sur des données écologiques des côtes nord-ouest de Méditerranée. Les perspectives scientifiques de ces explorations ouvrent aujourd’hui à des travaux d’envergure pour expliquer les facteurs environne- mentaux favorisant le développement – inattendu – du coralligène dans ces localités, et dans l’ensemble du bassin oriental. Nécessairement différente de la situation du bassin occidental, cette nouvelle modélisation pourra s’appuyer sur l’abondante série de données récoltée, actuellement analysée en collaboration avec le Centre d’Activités Régionales des Aires Spécialement Protégées (SPA/RAC) et le département de biologie de l’université d’Essex. De nouveaux paramètres telles que la nature géochimique des fonds (ici volcaniques), la bathymétrie, la courantologie, l’inclinaison des fonds pour-
ront s’ajouter aux données existantes et améliorer ainsi la pertinence d’une cartographie étendue – et donc d’une protection accrue – partout en Méditerranée4.
L’objectif final de ce projet étant la véritable protection du coralligène, les résultats de cette étude ont été mis en forme, et communiqués au Ministère grec de l’Environnement, pour actionner des leviers de protection accrue aux échelles locales (vers une nouvelle aire marine protégée ?), nationales et européennes. Plusieurs pu- blications scientifiques sont en cours de rédaction, et apporteront de nouveaux outils à la communauté scientifique pour une meilleure connaissance et compréhension de ces écosystèmes fragiles. Leur traduction imminente dans les médias grand public pourront alerter et sensibiliser aux enjeux associés. Cette approche novatrice, alliant savoirs locaux et technologies de pointe pour apporter des arguments légaux à la pro- tection d’un écosystème, a démontré son succès, et pourrait bien faire de ce projet un cas d’école qui inspirera d’autres initiatives similaires en Méditerranée.
II. Floating Reef, une bouée-récif au secours de l’herbier de posidonie
A. Des mouillages écologiques pour préserver l’herbier de posidonie
Les littoraux méditerranéens sont l’une des destinations de plaisance les plus plébiscitées au monde ; 410 000 embarcations sont déjà recensées, avec une demande en continuelle croissance5. En saison estivale, la Méditerranée accueille notamment plus de la moitié des super-yachts de la planète ; ces navires démesurés peuvent atteindre 180 mètres de long, consommer 80 tonnes de carburant par jour, et émettre annuellement l’équivalent de 22 400 tonnes de CO2 (l’empreinte carbone moyenne de 2 500 Français)6. De plus en plus de navires fréquentent ainsi des zones côtières sensibles, y apportant leur lot de pollutions, bruits et dommages physiques sur les fonds marins. L’action ayant le plus fort impact reste l’ancrage sauvage (ou “forain”) dans l’herbier : lorsqu’elles sont manipulées ou déplacées par les mouvements d’eau, l’ancre et la chaîne endommagent le substrat et la vie benthique par frottement et arrachage. Les dommages les plus impor- tants sont directement imputables aux gros navires, et ils s’ajoutent à l’impact répété dû à la multiplicité des bateaux de petite plaisance (inférieurs à 24 mètres). Ces pressions ont contribué à la forte régression de 10 à 30 % de l’herbier de posidonie ces cinquante dernières années, pourtant considéré comme habitat le plus important de Méditerranée pour la biodiversité et la captation de CO 7 La repousse est très lente, et ces dom-
mages libèrent divers composés qui s’opposent à la recolonisation par la posidonie, et favorisent l’intrusion d’espèces invasives : il est ainsi couramment admis que ces pertes sont irréversibles à l’échelle d’une vie humaine.
Divers systèmes d’amarrages ont été imaginés pour répondre à ces enjeux. Les mouillages dits « classiques » sont constitués d’un corps mort (souvent un bloc de béton) posé sur le fond, d’une chaîne et d’une bouée de surface : les bateaux s’y arriment directement, évitant l’envoi d’un ancrage sur le fond. Si l’étendue spatiale des dommages est ainsi limitée, un important ragage des chaînes est constaté autour du point d’ancrage permanent. En réponse à cette problématique, des mouillages dits
« écologiques » ont été conçus et déployés sur les côtes méditerranéennes depuis une vingtaine d’années, en particulier dans les aires marines protégées. Ceux-ci re- prennent le concept de mouillage classique, en y ajoutant une bouée intermédiaire de subsurface (parfois appelée « nokalon »), qui empêche le ragage de la chaîne (en la maintenant à l’aplomb du corps-mort), tout en limitant les à-coups provoqués par la houle et le ressac sur les organes d’amarrages.
Néanmoins, leur impact écologique et paysager pourrait encore être réduit car les matériaux employés sont des polymères issus de l’industrie pétrochimique (polyéthylène haute-densité le plus souvent, mousse polyuréthane ou polystyrène expansé). Leur durée de vie est limitée par les contraintes du milieu marin, et néces- sitent un entretien régulier (hivernage) et certains traitements chimiques (anti-UV et anti-fouling notamment) pour conserver leur fonctionnalité.
B. Une bouée-récif bioinspirée qui protège et restaure la vie des herbiers
Depuis 2021, Pure Ocean soutient le projet Floating Reef, porté par le GIS Posidonie (groupement d’intérêt scientifique), en partenariat avec le TangramLab, une unité de recherche et d’innovation de l’agence Rougerie+Tangram engagée dans l’exploration biomimétique de projets d’architecture hybrides inspirés de la struc- ture et du fonctionnement du vivant. Le GIS Posidonie est un groupe de recherche appliquée, qui développe la connaissance de la faune et de la flore marine et déploie des outils de surveillance et de gestion des écosystèmes de méditerranéens. L’Institut Méditerranéen d’Océanologie (organisme de rattachement du GIS Posidonie), est également partenaire scientifique du projet. Le projet Floating Reef est une collabo- ration inédite entre ces acteurs, qui a pour but de concevoir une bouée de subsurface durable et biogénique, pour être intégrée dans des systèmes d’amarrages écologiques.
La conception de ce récif artificiel flottant combine deux ambitions. D’une part remplir le rôle premier d’une bouée de subsurface, dont la flottaison assure la tension du système d’ancrage jusqu’au corps-mort, préservant ainsi l’herbier environnant du ragage de la chaîne. D’autre part, offrir un maximum de surface d’accroche de façon à ménager divers habitats et refuges pour la faune et flore marines locales. Deux années d’ingénie- rie ont permis d’explorer plusieurs générations de concepts et matériaux : initialement conçu en béton recyclé, imprimé en 3D pour mimer la structure interne d’une éponge de mer, puis sous la forme d’une sphère métallique, la conception de Floating Reef s’est finalement stabilisée pour maximiser le réemploi de matériaux locaux et abondants : des bouchons de liège et des filets de pêche usagés. Ceux-ci présentent de nombreux avantages techniques : ils sont peu dégradables dans l’eau de mer, n’échangent pas de composés chimiques avec le milieu, avec un impact carbone minime, et sont modelables à souhait. L’important gisement de ces matériaux, en France comme à l’international, garantit une forte reproductibilité du projet, tout en participant à la création de filières de réemploi spécifiques de ces sous-produits aujourd’hui peu valorisés.
Chaque récif est composé d’un ensemble géométrique de modules-flotteurs, qui enserrent les bouchons de lièges dans des poches cousues avec les filets de pêches. Différents modules-test sont actuellement immergés dans la rade de Marseille, et sui- vis pour en mesurer notamment la résistance aux contraintes mécaniques. Les derniers ajustements techniques issus de ces essais in-situ vont permettre l’installation des premières bouées récifs au printemps 2024 à Marseille, puis leur déploiement dans d’autres localités du Var et des Alpes-Maritimes.
C. Innovation et impact
Le cœur du projet Floating Reef s’impose presque comme une évidence : pourquoi s’entêter à nettoyer chaque année (à grand renfort de composés biocides) les éléments immergés des bouées de mouillage et de signalisation en mer, quand ceux-ci fournissent visiblement des supports appropriés au développement de la vie marine ? En adaptant une démarche « bioinspirée», il est aujourd’hui possible d’orienter la conception d’un objet pour réduire son impact environnemental, mais aussi le pourvoir de fonctions écologiques qui s’insèrent dans les cycles du vivant, et bénéficieront à la biodiversité environnante. Cette démarche biomimétique est aujourd’hui en plein es- sor ; elle consiste à reproduire les structures et formes d’organisation présentes dans les écosystèmes naturels pour répondre efficacement aux besoins des espèces, mais aussi à assurer une intégration durable et harmonieuse dans l’environnement et le paysage local. Par cette approche de conception innovante, Floating Reef propose donc une solution répondant à la double problématique de préservation de l’herbier vivant et de restauration de certains services écosystémiques là où des dommages sont constatés.
Le suivi – à venir – des communautés biologiques qui s’approprieront le récif ouvre également l’importante question du modelage de l’écosystème unique qui y sera créé : contrairement à la plupart des récifs artificiels (telles certaines florissantes épaves de Méditerranée), le récif est isolé du fond et sa colonisation devra repartir d’éléments planctoniques (œufs, larves animales et propagules végétales) ou d’adultes d’espèces démersales et pélagiques (poissons, mollusques, etc.).
Un caractère innovant de ce projet réside enfin dans la transdisciplinarité des partenaires et compétences impliquées, qui associent expertise architecturale, expertise en écologie marine, mais aussi des acteurs et actrices de la valorisation de matériaux locaux. Plus largement, plusieurs de ces bouées devraient être déployées à court terme, grâce au concours des municipalités de la façade méditerranéenne fran- çaise, qui y voient un moteur de sensibilisation du grand public et des plaisanciers, notamment lors de l’installations de nouvelles zones de mouillages et d’équipements légers (ZMEL). De telles collaborations apparaissent aujourd’hui essentielles pour
faire émerger des solutions de rupture, pertinentes et responsables, pour concilier activités humaines et respect de la vie marine.
III. « 3DR-4-SEAC » : modéliser en 3D l’état de santé des habitats méditerranéens
A. Les écosystèmes côtiers sous pression
À l’interface entre terres émergées et monde sous-marin, les habitats côtiers sont au carrefour des pressions associées aux populations méditerranéennes toujours plus littorales. Localement surexploités, ils sont parfois structurellement ou fonction- nellement dégradés par l’urbanisation côtière, les excès d’usages non durables (pêche à impact, sur-plaisance, sur-tourisme, plongée sous-marine intensive…), les pollutions urbaines et agricoles, le trafic maritime, etc. qui s’ajoutent aux conséquences du chan- gement climatique (canicules marines, mortalités massives d’invertébrés, migrations d’espèces invasives) 9. Ces impacts sont d’autant plus dommageables qu’ils ciblent des habitats à forte productivité primaire et complexité morphologique, donc essentiels à des centaines d’espèces méditerranéennes pour tout ou partie de leur cycle de vie. Les pressions que subissent les herbiers de posidonie et les récifs de coralligène, mais aussi les petits fonds rocheux, les éboulis, les surplombs et grottes marines, etc. sont nombreuses et d’origines diverses. L’état macroscopique des habitats marins et de leurs biocénoses est une variable intégratrice de ces impacts; quantifier ses évolutions au fil du temps est donc une méthode privilégiée pour en documenter la gravité, mais aussi pour évaluer les effets d’éventuelles mesures de conservation.
Des protocoles de comptage et d’évaluation visuelle (i.e. Underwater Visual Census10) sont classiquement déployés par des écologues marins en plongée sous-ma- rine. Ceux-ci fournissent des données de qualité, mais avec un fort risque de biais d’ob- servation, de non-répétabilité, et de stress pour les organismes benthiques lorsqu’un contact avec le substrat est nécessaire (i.e. mesurer la rugosité des récifs biogéniques). Par ailleurs, leur grande précision s’obtient au prix d’importantes ressources humaines, et un temps supplémentaire sur le fond contraint par les protocoles de sécurité de la plongée humaine. Depuis une dizaine d’années et la démocratisation de l’imagerie numérique sous-marine, se sont développées de nouvelles techniques d’évaluation écologique telles que la photogrammétrie 3D, permettant une mesure rapide (donc plus étendue), non-biaisée et non-invasive de l’état des écosystèmes fragiles.
B. La reconstruction 3D au service de la conservation marine
Initialement employée à la caractérisation de sites archéologiques12, la photo- grammétrie sous-marine s’est imposée en une dizaine d’années comme outil de choix dans les domaines de la biologie et de l’écologie, pour l’étude d’objets de taille inframil- limétrique jusqu’à plusieurs centaines de mètres. Cette technique d’imagerie consiste à la reconstruction numérique de modèles en 3 dimensions à partir d’un ensemble de photographies 2D, en utilisant le principe de triangulation. Le projet 3DR-4-SEAC (« 3D-Reconstruction for SEA Conservation »), porté par une équipe de recherche du Département de Biologie Environnementale de l’Université de Rome-La Sapienza, est soutenu par Pure Ocean depuis 2022. Il vise à produire des modèles tridimensionnels à très haute résolution des habitats-clés de la côte du Latium et de l’archipel toscan, en utilisant la photogrammétrie « Structure-from-Motion». À la manière de nos deux yeux, les prises de vue par deux caméras synchronisées permettent de reconstituer, après trai- tement informatique du recouvrement de dizaines de milliers d’images stéréoscopiques, un modèle 3D photoréaliste des habitats parcourus par un plongeur.
Les principaux habitats-clés de Méditerranée (herbier, coralligène, massifs d’hermelles, etc.) sont des structures biogéniques, dont l’aspect et le volume sont le résultat d’activités de construction et destruction simultanées par diverses communautés vivantes, influencées par les pressions du milieu. L’approche de modélisation par pho- togrammétrie permet, en parallèle du rendu visuel, le suivi quantitatif de ces équilibres dynamiques, et constitue donc un puissant indicateur de l’état de santé des espèces in- génieures et des habitants de ces espaces. Des plongées répétées, à intervalles réguliers, seront nécessaires pour mettre à jour les modèles, et documenter l’évolution des impacts de pressions ponctuelles (i.e. le passage d’un chalut, ou l’accumulation des mouillages sauvages dans l’herbier) et systémiques (i.e. la limitation de bioconcrétion calcaire par acidification de l’eau de mer). Un flux de travail photographique inédit a été développé pour optimiser les limitations matérielles et logicielles du traitement de centaines de milliers de prises de vues sous-marines à haute-résolution, et faciliter leurs mises à jour séquentielles. A terme, les données quantitatives et les visuels photoréalistes issus du projet constitueront des arguments décisifs pour évaluer et orienter les politiques de gestion des espaces marins et justifier les changements des pratiques d’usage.
C. Innovation et impact
L’histoire de l’exploration des fonds de la Méditerranée est riche, et a montré à maintes reprises la puissance de l’imagerie sous-marine comme vecteur de mobilisation et de respect du milieu marin. Les progrès technologiques sont immenses depuis la première photographie sous-marine à Banyuls-sur-Mer (1893), et après le succès ciné- matographique du Monde du Silence13 et de la prise de conscience mondiale qui s’en est suivi. En apportant une nouvelle dimension visuelle aux initiatives de sensibilisation, la démocratisation des approches de photogrammétrie pourrait bien marquer une nou- velle étape dans l’appropriation des enjeux océaniques par le public non-scientifique, par le biais de « plongées virtuelles » immersives et interactives sur les modèles 3D disponibles gratuitement sur une plateforme en ligne14. Par ailleurs, les visualisations s’inscrivent d’ores-et-déjà comme un outil transversal innovant pour de nombreux do- maines de recherche scientifique, la très-haute résolution des rendus 3D autorisant à la fois la mesure des variations des larges volumes des récifs biogéniques, et l’estimation des taux de croissance millimétriques des peuplements de la faune érigée (gorgones, éponges, etc.). Cette prouesse technologique est rendue possible par l’intégration de la méthode à différentes échelles, de l’ampleur des paysages marins jusqu’à l’échelle fine des organismes de la flore et faune benthiques15. La robustesse du concept est actuelle- ment testée sur 7 sites aux caractéristiques biogéologiques très marquées, représentatifs de la diversité des habitats de Méditerranée. Les données de certains sites-modèles ont déjà été présentés au SPA/RAC (Centre d’Activités Régionales pour les Aires Spécialement Protégées) pour appuyer leur surveillance accrue, et soutenir des plans d’actions spécifiques pour prévenir ou réduire les pressions sur les habitats. À terme, le partage des outils et développements numériques du projet (algorithmes de traitement d’image, workflow d’assemblage 3D, etc.) assurera la réplicabilité des modèles, et son déploiement dans d’autres localités. Moyennant quelques compromis sur la qualité des rendus, le suivi du protocole permettra à des utilisateurs non spécialisés (étudiants et personnels techniques) munis d’appareils photographiques de moindre coût, de produire des modèles 3D photoréalistes répondant à la plupart des besoins usuels de cartogra- phie. L’imagerie par photogrammétrie 3D apparaît déjà comme un outil indispensable pour documenter les évolutions des paysages et peuplements sous-marins au regard des pressions qu’ils subissent, et les rendre accessibles aux scientifiques comme aux acteurs de la société civile, prérequis essentiel à leur mobilisation.
IV. « PANTHER » : chercheurs, pêcheurs et plongeurs unis pour sauver les habitats marins de Pantelleria
A. Des espèces marines, ingénieures d’un socio-écosystème fonctionnel
Quand les habitats marins se dégradent, les écosystèmes perdent de leur fonc- tionnalité, et les services qu’ils rendent aux sociétés humaines – et au vivant lui-même – s’érodent. L’île volcanique de Pantelleria, située à proximité des côtes tunisiennes dans le Canal de Sicile, est riche d’une longue histoire maritime, notamment par ses ressources de pêche. La biodiversité marine y est particulièrement riche, grâce aux ressources appor- tées par les puissants courants entre les deux bassins de Méditerranée, et de la proximité des canyons sous-marins de l’escarpement Malte-Sicile, appréciés des petits pélagiques (anchois, sardine et maquereau) et de leurs prédateurs (thon rouge, espadon, sériole). Au milieu de ces courants, la présence de l’île assure des habitats peu profonds propices au développement – et donc à la pêche – d’espèces benthiques et démersales (homard, mer- lu, daurade, crevette rose, mérou…) et aux phases juvéniles de certains pélagiques. Mais les mauvaises conditions météorologiques et maritimes rendent la pêche impraticable la majeure partie de l’année. L’activité est donc concentrée sur une courte période entre la fin de printemps et l’été : l’opportunité d’une pêche rentable se fait donc sans compromis d’impacts sur les fonds côtiers, auxquels s’ajoutent ceux liés à la présence estivale de tourisme de plaisance et de la pêche récréative (non régulée) associée16.
Le faible rendement annuel de ce modèle économique17, ainsi que le fort exode rural des jeunes de l’île, défavorisent les investissements vers des méthodes moins dom- mageables pour le milieu : les arts traditionnels sont conservés, et les captures diminuent malgré un effort de pêche croissant – alimenté par la compétition entre pêcheurs–, sur des ressources marines (benthique et pélagiques) qui s’épuisent. La destruction progressive de la quantité et de la qualité des habitats marins est au cœur des enjeux : l’herbier de posidonie est arraché, le sable est déstructuré, et les peuplements animaux de gorgones et éponges sur les fonds rocheux sont raclés. Les écosystèmes côtiers fragilisés perdent également en résilience, et subissent un impact décuplé du changement climatique, mar- qué par la régression d’espèces patrimoniales telles que la grande nacre (Pinna nobilis) et la gorgone rouge (Paramuricea clavata), et l’arrivée massive d’espèces invasives méridionales et lessepsiennes. Autrefois florissantes, les pêcheries artisanales de l’île sont maintenant menacées : le socio-écosystème est défaillant, au péril de la vie marine et de la sécurité alimentaire des humains qui en dépendent.
B. « PANTHER », la restauration expérimentale des habitats marins de Pantelleria
Si la réduction des pressions anthropiques est la stratégie la plus immédiate et la plus efficace pour la conservation et reconstruction « passive» des écosystèmes marins, la longue tendance à l’épuisement des stocks de poissons autour de l’île (alors que le dernier chalutier de l’île n’est plus en service) suggère que cette stratégie ne peut plus, à elle seule, inverser la perte de capital naturel ; des pratiques de restauration ac- tives sont maintenant vitales. Mais ces initiatives ne sont pérennes qu’en garantissant l’implication effective des habitants, nécessaire à un diagnostic pertinent des enjeux, ainsi que l’appropriation locale – et la confiance – dans les mesures employées. À l’initiative du projet PANTHER (PANTelleria Habitat Experimental Recovery) figure Frederico Gelmi, habitant de l’île, référent “Méditerranée” du programme européen LIFE18 et secrétaire général de l’Association des Pêcheurs de Pantelleria. Dans un consortium original, il a rejoint une équipe de recherche de l’Université Polytechnique de Marche (Ancône, Italie) et un groupe de plongeurs passionnés, membres du club associatif YamSub qu’il préside. L’objectif du projet, lauréat Pure Ocean en 2023, est de lancer un modèle-pilote de restauration à petite échelle (200m2) d’un haut-fond côtier pour retrouver les espèces-ingénieures qui ont régressé et rétablir les habitats essentiels (nurseries) pour les espèces commerciales.
La restauration des espèces ingénieures est une solution efficace « fondée sur la nature » qui profite à la biodiversité, atténue les effets du changement climatique, et rétablit localement la fonctionnalité des écosystèmes et de leurs services socio-envi- ronnementaux. Une enquête communautaire a déjà permis de dresser un état des lieux historique de la biodiversité locale, et orientera les travaux de réimplantation, qui se- ront réalisés par les plongeurs amateurs, formés et assistés par l’équipe de chercheurs. Plusieurs centaines de faisceaux de posidonie seront replantés, nurserie fondamentale de Méditerranée et important puits de carbone et de sédiments ; 100 fragments de spongiaires, organismes filtreurs garants d’une bonne qualité de l’eau et des échanges bentho-pélagiques ; et 500 fragments de gorgones blanche (Eunicella singularis) et rouge (P. clavata) sont bouturés pour leur structure érigée, déterminant de la com- plexité de l’habitat et de l’accueil d’organismes de plus haut niveau trophique.
Le suivi scientifique de l’action de restauration sera assuré par photogram- métrie (tel que précédemment développé), et attestera de la valeur économique et écologique retrouvée du site. Les reconstructions 3D des habitats restaurés pourront appuyer « par les faits » les futures prises de décisions locales (i.e. l’extension des zones de restauration et de non-prélèvement), et orienter la transition technico-écono- mique de l’île vers des activités non-extractives. À plus large échelle, le modèle-pilote pourra aiguiller les responsables politiques et gestionnaires des pêcheries dans la création d’outils économiques (soutien à la transition technique) et écologiques (aires marines protégées), qui incluent les savoirs écologiques traditionnels.
C. Innovation et impact
L’essence du projet PANTHER repose sur la transdisciplinarité de ses parte- naires, qui collaborent pour présenter une réponse écologique (« fondée sur la nature ») à des questions sociétales, au bénéfice des écosystèmes côtiers de Méditerranée. La concertation locale, éclairée par la science, montre qu’il est possible de franchir les statu quo qui paralysent les transitions : dès le début du projet, la zone de restauration marine est adoptée par tous les membres de l’Association des Pêcheurs de Pantelleria comme une « aire marine protégée officieuse », sans statut administratif classé, mais dont la sanctuarisation est devenue un enjeu commun prioritaire. La formation, par les chercheurs, des plongeurs amateurs à l’écologie marine, est un aspect supplémentaire de sensibilisation et de diffusion des sciences participatives, et pourra inciter à terme au développement de l’écotourisme et d’activités économiques non-extractives.
L’imagerie de pointe vient également en appui de la mobilisation sociale autour de cette initiative. Dans une dynamique similaire au projet 3D-4-SEAC, les rendus 3D de la photogrammétrie « Structure-from-Motion » produiront des visualisations factuelles, et attesteront de manière non-biaisée du succès de la restauration et du retour de la vie marine, et ainsi convaincre les derniers réticents. De tels outils semblent aujourd’hui es- sentiels pour montrer la valeur ajoutée des solutions « basées sur la nature », participer à la sensibilisation et l’engagement des parties prenantes (populations locales et décideurs politiques), créer des groupements territoriaux aux modèles économiques transparents et durables, et enfin développer « l’économie bleue régénérative ».
Conclusion
Touchée plus durement que la moyenne mondiale par le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, la mer Méditerranée est au cœur des enjeux de notre ère. Les projets portés par Pure Ocean illustrent chacun une facette des directions possibles à suivre, et montrent le dynamisme des acteurs du littoral méditerranéen, un creuset inégalé pour l’innovation. Finalement, la recette pourrait être simple : analyser ensemble les pressions, protéger les habitats, et faciliter le développement des alter- natives. Ces projets n’auraient pas vu le jour sans le soutien financier et médiatique de la fondation Pure Ocean, et l’implication de ses mécènes.
Les contributions de cet ouvrage viennent aussi rappeler une évidence : la mer « au milieu des terres » Méditerranée est un bien commun, et la nécessité de collaboration internationale sur nombre d’enjeux est manifeste. En attestent la perti- nence scientifique du réseau d’aires marines protégées MedPAN, et la coordination apportée par le réseau SPA-RAC, collaborations scientifiques et techniques fonction- nelles entre rives Nord et Sud du bassin.
En 2024, Pure Ocean sera coordinateur du projet Erasmus+ « SOS » (Share Ocean Science for sustainable business), sous l’égide de la Commission Européenne. Il vise à favoriser les interactions entre (i) les travaux de recherche financés par Pure Ocean, et (ii) certaines entreprises mécènes de la fondation, qui ont suivi et contribué à financer ces travaux. Il mobilisera notamment l’Institut Archipelagos, le Département de Biologie Environnemental de l’Université de Rome, et le GIS Posidonie (évoqués plus haut). Son ambition est de travailler sur l’alphabétisation océanique (« Ocean Literacy ») des salariés et décideurs d’entreprises, et l’amélioration du transfert des savoirs issus de la recherche océanique, au service d’une meilleure prise en compte des enjeux climatiques, océaniques et de biodiversité dans les activités économiques.
En 1965, le naturaliste français Jean Dorst publie le plaidoyer Avant que na- ture meure, contemporain du célèbre Silent Spring de la biologiste américaine Rachel Carson : deux analyses prémonitoires d’une érosion de la biodiversité aujourd’hui avé- rée. Sous leur influence, de nombreux mouvements écologistes, associations et organi- sations politiques, ont vu le jour sur les deux continents. Pour la réédition de l’ouvrage en 2012, Robert Barbault a proposé une postface intitulée Pour que nature vive, qui n’est pas sans inspirer le titre du présent ouvrage Pour que vive la Méditerranée. Avec une anecdote historique notable : dans l’édition première de 1965, Jean Dorst excluait encore la possibilité même d’une dégradation de l’immense biodiversité océanique, qui lui paraissait alors impensable. L’histoire lui aura donné tort sur ce point. À l’heure où les enjeux climatiques commencent timidement à entrer dans la sphère médiatique – poussés par une certaine évidence des phénomènes extrêmes –, leur prise en compte dans les logiques économiques reste insuffisante. Les questions relatives à l’abrupte disparition de la diversité biologique et de ses services écosystémiques, quant à elles, peinent encore largement à fédérer citoyens, entreprises, et décideurs politiques. Il est temps pour chacun de reconsidérer la présence du Vivant dans nos sociétés au quoti- dien ; à la fois pour ce qu’il nous apporte, mais aussi pour ce qu’il est : essentiel.